Jacques Derrida et Walter Benjamin

Paris, 23.06.2022
Extraits d´une lecture de Force de loi – La „fondation mystique de la loi“

Il y a quelques années déjà, en lisant Derrida (c´était L´écriture et la différence, je crois), j´avais l´impression qu´il avait beaucoup de ressemblance avec Benjamin. Il faut dire que je ne suis qu´une traductrice intéressée à la pensée, pas une specialiste des philosophes français. &Mais je suis la traductrice des oeuvres de Glissant, de ses ésthétiques, de ses essais philosophiques – en cela férue quand-même, de la pensée philosophique moderne en langue française. Dans la sphère allemande je connais bien les écrits de Walter Benjamin, on peut dire même que je suis une passionnée.
Paradoxalement, la ressemblance entre Benjamin et Derrida m´avait frappée quand je les lisais dans l´original: comme Derrida manie la langue, la façon dont il va à la racine des mots, de leur structure signifiante et de leur etymologie.

J´avais le soupçon, à l´époque, que Benjamin avait été un „déconstructeur“ avant la lettre.

Pour la traduction de Philosophie de la Relation – poésie en étendue, l´oeuvre d´Edouard Glissant (voir aussi  Actualités sur ce site) je m´étais beaucoup ressourcée chez Benjamin, pour mieux comprendre quelques figures de pensée dans leurs cheminements cognitif et signifiant, (je l´exposerai une autre fois ici). Mon journal sur cette recherche traductive en langue allemande, qui devait aussi étayer mes choix pour les termes glissantiens en allemand, est publié sur le site de la Fondation allemande pour les Traducteurs (Übersetzerfonds)[1]. Pour une intervention au Colloque Edouard Glissant à Cerisy, cette année, je voulais re-traduire tout cela vers le français, et je me suis penchée, un peu par hasard, sur Force de loi où Derrida écrit sur Benjamin.

Derrida parle d´une „dissociation entre le cognitif et le performatif“ chez Benjamin – j´y vois déjà une façon de décrire sa propre démarche. Imaginez ma surprise, quand je trouve dans le texte que Derrida voue à Benjamin sous le titre de Walter – le prénom de Benjamin, à la page 90, la phrase suivante:

„Au delà de la lettre de Benjamin … que je ne suis plus dans le style du commentaire mais que j´interprète depuis son avenir …“

Je ne dis pas que Derrida serait un successeur de Benjamin, c´est plutôt que les deux penseurs partagent une tradition – Husserl, Heidegger – et surtout qu´ils se ressourcent à la pensée du judaïsme. Benjamin est sûrement l´écrivain allemand qui a le plus lu, reçu, assimilé même, tout ce qui venait de la France au début du 20ème siècle et comme on sait, il a voué une grande oeuvre au Paris du 19ème, connu sous le titre de Livre des Passages. C´est d´ailleurs dans ce texte que j´ai fait mes trouvailles concernant la traduction de Glissant, notamment dans la „méthodologie des Passages“. [2]

J´étais éblouie par la façon dont Derrida rentre dans ce texte de Benjamin, si obscure et difficile (il le dit d´ailleurs). J´étais fascinée par sa connaissance parfaite de la langue allemande et l´aisance avec laquelle il passe entre les langues, le français, l´allemand ainsi que l´anglais:  dans la première partie de Force de loi il parle devant un corps de juristes américains, en interprète et traducteur, lui-même semblant être un génie de ce qu´il appelle „le performatif“ de la lecture des textes.
Son sujet, encore une grande parallèle avec Benjamin, est la liberté et la non-violence.

La deuxième partie de Force de loi entame donc Zur Kritik der Gewalt de Walter Benjamin.[3] Naturellement, en 1921, quand Benjamin écrit ce texte sur la violence et le droit, par rapport à une justice qu´il voit ancrée dans la violence fondatrice de l´Etat, son sujet tourne autour de la „destruction“. A ce moment précis de l´histoire, l´Europe est encore sous le choc de la Première Guerre mondiale. L´Allemagne l´a perdue et, dans les années suivant la révolution échouée de 1919, Benjamin développe une vision plutôt pessimiste sur la démocratie parlementaire et l´avenir politique de son pays. Derrida caractérise bien:

„ … la configuration historique dans laquelle s´inscrivaient toutes ces pensées [de Benjamin, mais aussi de Heidegger et Carl Schmitt]: prix excessif de la défaite à payer par l´Allemagne, République de Weimar, crise et impuissance du nouveau parlementarisme, échec du pacifisme, lendemain de la révolution d´Octobre, concurrence entre les médias et le parlementarisme, nouvelles données du droit international, etc.“

Pour mon sentiment, Derrida fait un rapprochement trop grand et par conséquence contestable entre Benjamin et ses correspondents et collègues philosophes de l´époque de 1921 qu´étaient Carl Schmitt et Martin Heidegger. On connait leur chute fatale dans le nazisme et leur soumission à Hitler – mais cela se passait deux décennies plus tard. Benjamin s´est donné la mort en 1940, il n´a plus vécu le holocauste. Certainement, dans Pour une critique de la violence il en ressent la terreur– et c´est tout l´intérêt du texte de Derrida.
Si l´observation de Derrida est correcte où il state:
„Nous devons penser … juger la complicité possible entre tous ces discours et le pire » – c´est-à-dire la ´solution finale´de l´holocauste qui est le sujet de son intervention –
on ne peut en aucun cas subsumer ou mélanger le développement intellectuel de Benjamin avec celui de ses collègues Schmitt et Heidegger.

Heureusement, l´oeuvre postume de Jean-Michel Palmier sur le livre des Passages de Walter Benjamin fut édité en 2006 sous le titre Walter Benjamin, le chiffonier, l´ange et le petit bossu.  Avant ce spécialiste de Benjamin , le livre des Passages et la pensée du penseur allemand étaient sous-éstimés et méconnus dans la sphère française. (Voir par exemple l´article de Wikipédia sur le philosophe allemand …)

Dans un papier en prémices de son oeuvre majeure sur Benjamin, publié posthumement dans Lignes 11 en mai 2003,  Palmier state (ann. 42, p. 30):  » … Ce lien indissociable du théologique et du politique a été le prétexte à d´innombrables rapprochements entre Benjamin et Carl Schmitt. Il s´agit d´un contresens à peu près radical. »
Je dois me restreindre ici à cette critique du spécialiste français sur Benjamin, mort prématurément en 1999 à l´age de 54 ans.
Derrida semble oublier son propre texte du début du livre, avec le discours sur la déconstruction, où il souligne le besoin d´une sensibilité pour le fait historique et le souci de l´historicité,
„ … une méfiance à l´égard des analogismes et des transpositions hâtives …“[4]

Je ne comprends pas et ne suis pas d´accord avec le point le plus fatal que Derrida trouve dans la pensée de Benjamin, ou plutôt dans le prolongement de cette pensée qu´il imagine, notamment dans son rapport à „la solution finale“ de Hitler, le holocauste.
Derrida fait un lien entre l´idée de Benjamin, que la justice et la violence divine seraient « non-sanglantes », c´est-à-dire, « sans effusion de sang », et il la prolonge vers l´image des chambres-à-gaz qui seraient ainsi, dans l´acception de Benjamin, « une allusion à une extermination expiatoire » où s´exprimerait une violence divine …(p.145)

Sans être spécialiste du judaïsme ou de la théologie juive, je comprends l´idée de la non-effusion de sang comme la prohibition du sacrifice humain (comme dans le cas d´Abraham). Le rapport aux chambres-à-gaz dans ce contexte me semble par trop formaliste et  s´avère aberrant quand on prend note des milliers de pages de la pensée de Benjamin dans le Livre des Passages. Derrida y vient d´ailleurs seulement dans son Post-Scriptum et non dans le texte central sur Benjamin. Il semble alors sous l´impression du « Historikerstreit » en Allemagne des années 1986/87, qui était en fait une tentative de minimiser le holocauste …

La lecture du texte de Derrida sur Benjamin m´aura de toute façon donné les outils langagiers et argumentatifs pour présenter mes choix traductifs de Glissant dans la sphère de la pensée allemande et de les expliciter.
J´ajoute un paragraphe de Derrida pour montrer à quel point Benjamin est en phase avec tout ce qu´a intéressé Glissant.

La logique profonde de cet essai [Zur Kritik der Gewalt de Benjamin ]met en oeuvre une interprétation du langage – de l´origine et de l´expérience du langage – selon laquelle le mal, c´est-à-dire la puissance létale, vient au langage par la voie, precisément, de la re-présentation (…), c´est-à-dire par la dimension re-présentative, médiatrice, donc technique, utilitaire, sémiotique, informative, autant de puissances qui arrachent le langage et l´entraînent dans la chute, le font déchoir loin ou hors de sa destination originaire. […] …, c´est aussi un essai dans lequel les concepts de responsabilité et de culpabilité, de sacrifice, de décision, de solution, de châtiment ou d´expiation jouent un rôle discret mais sûrement majeur et le plus souvent associé à la valeur équivoque de l´indécidable, de ce qui est démonique et ´démoniquement ambigu´. [5]

 

[1] www.toledo-programm.de/journale/3582/von-der-hohe-der-berge-bis-auf-hohe-see

 

[2] Jean-Michel Palmier: Un matérialisme problématique in lignes 11, mai 2004 p8;

 

[3] Pour une critique de la violence, Walter Benjamin, L´Homme, le langage et la culture, tr. M. de Gandillac, Denoël 1974

 

[4] Jâcques Derrida: Force de loi – Le „Fondement mystique de l´autorité“, Galilée, 2005 p. 24; voir aussi p.43

 

[5] Derrida, ibid. p. 68/69

 


											

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